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Couleur Café

21.06.2005 · Posted in General

Des Morning Glory.

Il en dépose un bouquet au bas de sa porte et s’éloigne, à reculons.
Les joues rosées par le froid de la nuit, il lève son visage vers la fenêtre du troisième étage, la seule à travers laquelle transparaît le halo d’un néon blanchâtre comme personne sauf elle n’oserait en mettre dans sa chambre.
Il patiente, de l’eau coule entre les pavés sous ses chaussures de bureau qu’il a mis pour l’occasion, assorties à son costume noir à fines rayures grises, un peu trop large, du temps où il ne faisait que peu d’exercice et se gavait de biscuits apéritifs à toute heure. Maintenant son corps est fin et ses muscles comme tendus en permanence, à fleur de peau, il a passé de nombreuses heures à préparer ce soir.
Des ombres bougent à la fenêtre, il observe encore, traque, se passe la langue sur ses lèvres souriantes, dégustant le goût salé de ses larmes mélangées à sa morve coulant de son nez, retrouvant le goût de son enfance, qu’il n’aurait pas cru sentir à nouveau, et encore moins en un jour comme celui-ci. La dernière fois, il avait reçu cette raclée de Francis Dureno, en CE1, et il n’avait pas bougé durant les trois longues minutes que ça avait duré. Ce soir, il bouge. Sa passivité a pris fin.
Une lumière apparaît derrière la porte d’entrée, au rez-de-chaussée, il recule encore d’un pas, essuyant son visage du revers de la manche de son costume noir à fines rayures grises, le costume des mariages, le costume des rendez-vous DRH, le costume des soirées au restaurant, le costume qu’elle l’avait aidé à choisir à la boutique ce jour là, elle avait glissé son numéro derrière une carte du magasin, il avait attendu deux semaines le regardant, analysant les chiffres, n’osant pas le taper sur son cellulaire, reportant cet instant jusqu’à … jusqu’à … jusqu’à ce qu’un jour il n’y ai plus de biscuit apéritif, et plus de Heineken, que lassé de la regarder, il se forçait à tomber ses barrières sociales, ses doigts tapant les chiffres un par un contre sa volonté, la chaleur remontant d’eux le long de son avant-bras, jusque dans sa poitrine, pour finir par brûler son estomac, et tout le bas de son ventre, le sang se concentrant ensuite dans son visage au moment de la première sonnerie, au point que ses cheveux étaient une insupportable couche de fourrure sur son front, causant des sueurs à la troisième sonnerie, la quatrième lui donna un bref espoir de tomber sur le répondeur, bien plus facile de parler à une machine …

« Allo ?
– …
– Allo ?
– Allo .. bonjour .. je suis .. je suis passé au magasin .. et sur une carte vous ..
– Le costume noir à fines rayures grises ? Il ne vous va pas trop petit finalement ? »
Le soir même elle l’invitait dans un restaurant où l’on mange de gros morceaux de canard avec des frites maisons qui font la taille d’une moitié de patate normale. Elle était exquise, elle avait fait tout le travail préliminaire qu’il n’avait et n’aurait jamais fait, il se sentait à la fois diminué dans sa masculinité et tellement heureux d’être aussi timide pour qu’elle prennne autant de précaution pour le séduire. Il aimait qu’elle le séduise, et il se contentait de répondre à ses petites remarques par des sourires, des rougissements, et un regard fuyant, et plus il faisait ça, plus elle prenait des précautions, et plus il l’aimait.

Quatre ans plus tard, il la voyait ouvrir la porte du bas de son immeuble, vétue d’un jean qui lui allait parfaitement, d’un sweat visiblement froissé et mis à la va-vite, ce sweat même qui signifiait « aujourd’hui c’est dimanche, on reste à la maison et on se baffre de TUC », ce sweat qu’il connaissait par coeur, pour l’avoir enlevé tant de fois ces dimanche-là, pour l’avoir remis sur ses épaules quand le froid re-envahissait l’appartement.
Elle avait les yeux plissés par la lumière du hall, trop jaunes pour ses yeux habitués à l’affreux néon blanc, elle ne saisit pas l’ombre noire à fines rayures grises à quelques mètres d’elle, qui reculait encore des quelques pas.
De son pied nu dans ses tongs roses, elle sentit le bouquet à ses pieds, une carte posée dessus.
Elle s’accroupit et ouvrit la carte.

 » Des fleurs, pour celle qui fit battre mon coeur, puisse le seigneur te pardonner comme je n’ai pas réussi à le faire  »

La mine claymore est faite pour projeter des shrapnels jusqu’à une distance d’environ cent mètres dans un angle de 60° orienté vers la cible, elle est faite d’une couche d’explosif posée sur une plaque de métal qui oriente la détonation et la projection de 700 billes métalliques directement vers l’ennemi.

Le bruit est sourd, un craquement grave et puissant, suivi de bruits de pomme croquée, il sent les pavés trembler et le souffle chaud, puis l’onde de choc qui le fait tomber sur les fesses, son avant bras se mettant en protection par pur réflexe.
Une tong rose vient le frapper sur la jambe, elle ressemble à un morceau de bois mangé par des mites, et porte du sang.
Il lève les yeux vers la porte d’entrée, et fumant, noirci, reconnaît les restes du sweat-du-dimanche, au milieu de la boue humaine qu’est le cadavre de la femme qui l’a aimé quelques temps, qui l’a séduit, qui lui a maché le travail, lui, l’homme passif.
Il se rapproche d’elle, une de ses jambes s’est tordue dans un axe indécent, elle est miraculeusement intacte, si ce n’est que le pied est nu, sans tong rose, le reste n’est qu’un amas de son ancienne amante, il déboutonne son costume, retire la veste, la plie correctement, fait de même pour son pantalon, puis, se baissant tendrement, les pose à coté du crâne au visage creusé de cratères de plus ou moins grand diamètre, exprimant pour l’éternité, la surprise, l’horreur, la douleur, et, se dit-il, de l’amour ?

« Moi aussi je t’aime, tu sais ! »

De sa main il écarte doucement une mèche collante de cheveux ensanglantés d’une épaule presqu’aussi sexy qu’elle le fut encore quelques minutes auparavant, il sourit et crache dans une plaie béante où l’on voit saillir des organes colorés, se relève et s’éloigne à reculons, ses joues sont rouges de bonheur et de honte, c’est la première fois qu’il lui dit clairement qu’il l’aimait, ce soir, il se sent pousser des ailes, peut-être aurait-il dû le faire plus tôt ?

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